Cambodge Soir, 29-31 Janvier 1999

Une exposition pour que l’artisanat
ne meure pas

Frédéric Amat
 

Une société qui absorbe et recopie des modèles venus de l'étranger dans des domaines aussi variés que l'architecture, l'art ou l'artisanat, tout en ne cherchant pas dans ses racines les bases de son futur, peut-elle se développer sainement? L'artisanat par exemple, faute de moyens et peut-être également de volonté, est sur le point de perdre un immense héritage constitué depuis des siècles. En effet, les derniers maîtres artisans en orfèvrerie, en peinture traditionnelle et en fabrication de masques de théâtre, détenteur de cette richesse, risquent, si rien n'est rapidement entrepris, d'emporter dans leur tombe leur savoir.

Chet Chan, peintre traditionnel âgé de 60 ans, Som Samai, orfèvre de 74 ans et An Sok, 62 ans. créateur de masques utilisés dans le théâtre traditionnel du Reamker ont délaisse leur métier d'origine pour d'autrès activités leur permettant de subvenir à leurs besoins.

Ly Daravuth, co-directeur de la galerie d'art Situations, à Phnom Penh, a pris le parti de demander à ces trois maîtres de recréer spécialement pour une exposition des œuvres d'arts telles qu'ils n'en avaient plus fait depuis très longtemps. Le vernissage de cette exposition en présence des artistes, aura lieu ce soir à la galerie située au numéro 47 de la rue 178, face au Musée national. Outre les œuvres de ces créateurs, des reproductions de photographies représentant des productions datant des années soixante, dont la plupart ont aujourd'hui disparu, seront aussi présentées.

"Nous voulons montrer qu'il a existé au Cambodge un travail de qualité, tant dans les formes variées des objets créés que dans les ornements, (ce que l'on appelle en khmer les Kbach), très riches et adaptés à ces formes. Malheureusement aujourd'hui, ces objets ont disparu et avec eux la mémoire d'un savoir-faire et d'une exigence de qualité, ce qui est dramatique. Il n'existe plus beaucoup de création originale". explique Ly Daravuth.

Pour l'orfèvre Som Samai. "être un orfèvre, c'est toute une vie". Son métier est si difficile à apprendre qu'il n'attire pas d'élèves. "L'enseignement que reçoivent les étudiante n'est pas très bon. Par exemple,des six Kbach de base, ils n'en connaissent au mieux qu'un ou deux. C'est triste. De ma promotion en orfèvrerie, je suis le dernier. Je garde néanmoins l'espoir de transmettre encore mon savoir mais pour beaucoup de choses, il est déjà trop tard", explique-t-il en ajoutant qu'avant, les gens avaient une culture et désiraient posséder les meilleures pièces d'artisanat. "Maintenant, ce n'est plus le cas et ce n'est pas nécessairement une question d'argent. Ils ne comprennent pas et pensent que mon travail est identique aux copies que l'on trouve sur les marchés. Je sais faire et suis encore prêt à faire de belles choses mais je n'en ai pas envie car les gens ne comprennent plus. J'ai perdu toute motivation", poursuit le vieil homme en présentant d'anciens objets en argent gravé.

Tel un livre qui brûle, le savoir de Sam Somaï et des autres maîtres, se consume peu à peu. Pour Ly Daravuth, la survie de cette connaissance est essentielle à cette société si elle veut bâtir son avenir. "La modernité khmère, si elle veut réussir, doit intégrer cette tradition dont seule une poignée de gens sont encore détenteurs. Il faut s'appuyer sur ce savoir, l'intégrer, le cornprendre. Ensuite seulement on pourra se permettre de le rejeter pour telle ou telle raison. Mais il ne faut pas le renier", explique le jeune homme, également professeur à l'Université des Beaux-arts. Pour lui, le problème de la modernité frappe le Cambodge de plein fouet et sous prétexte de developpement économique à tous prix, on embrasse hâtivement tout ce qui arrive pêle-mêle de l'étranger sans en comprendre le fondement et cela au seul prétexte qu'il faut se développer. "Tout cela ne tient pas. Il faut une base solide pour un développement durable et cette source est une richesse sur laquelle on peut s'appuyer pour construire notre modenité", poursuit Ly Daravuth, qui donne comme exemple les frontons des nouvelles villas qui sont importés de Thaïlande. "Ils sont tous faits sur le même modèle alors qu'il existe des motifs, des Kbach khmers originaux qu'on pourrait utiliser mais personne ne le demande. Pourtant, il ne s'agit pas toujours d'une question d'argent, mais plutôt des gens. Les nouveaux riches qui peuvent s'offrir de telles villas ne sont pas forcément éduqués”.

Chet Chan, le peintre spécialiste des fresques du Reamker, avoue qu'il n'arrive pas à vendre ses productions car, dit-il, "elles ne sont plus appréciées. Seuls quelques rares étrangers aiment ce que je fais". Le fabriquant de masques, An Sok est catégorique. Comme il ne veut pas faire des choses de mauvaise qualité et qu’il n’existe aucun acquéreur pour ses masques de qualité dorés à l'or fin, il préfère tout simplement abandonner son travail. “Je ne veux pas faire des copies pour les vendre sur les marchés. L’occasion m’est donnée de faire du beau travail pour cette exposition et jái réellement pris du plaisir”, affirme l’artisan.

Cette exposition intitulée "continuité et transmission", sera l'occasion de permettre au public de découvrir ou redécouvrir l'artisanat khmer. Elle souhaite aussi remplir une fonction plus éducative en présentant des textes explicatifs. Et Ly Daravuth de conclure : "II faut penser à nos enfants et nos petits-enfants et ce, dans tous les domaines, que ce soit dans les arts ou dans l'économie. II faut prendre le temps d'écouter les anciens même si par la suite on rejette ce qu'ils disent. Je comprends que l'on pense à vivre au jour le jour mais j'ai quand même envie de parier sur le développement du Cambodge sur un plus long terme".