Cambodge Soir, 7-9 Mai 1999

Deux CD pour que vive le répertoire populaire

Frédéric Amat
 

 


Sous Sumaly, spécialiste des instruments traditionnels à vent, et Chhorn Sam Ath, chanteur professionnel du répertoire traditionnel et populaire, viennent de passer à l'ère du numérique. Deux CD rassemblent désormais quelques-unes de leurs interprétations les plus fameuses.

Ces airs connus de tous se transmettent généralement dans les campagnes de manière orale. Cette compilation est une première. Le premier CD "Mélodies populaires pour instruments à vent", présente dix solos de ce type d'instruments, généralement intégrés à un orchestre. Les mélodies sont brutes, c'est-à-dire qu'aucun effet synthétique n'a été ajouté. Le second disque, comprenant douze "Chansons populaires khmères", s'ouvre et se ferme par une berceuse a capella. Chhorn Sam Ath n'est accompagné par ailleurs que d'un orchestre réduit à sa plus simple expression, laissant la voix donner toute sa mesure.

Cette initiative de la nouvelle société de production Reyum, reflète la volonté commune des producteurs et des artistes de mettre en forme le savoir musical traditionnel et par là-même de contribuer à sauvegarder un pan de la culture khmère. Mais ils espèrent également que ces mélodies si familières, pourtant exclues du circuit commercial, retrouveront toute leur place dans l'environnement musical moderne.

A l'origine de cette aventure artistique, point de savantes élucu-brations mais un coup du hasard. "L'idée de faire un disque nous est venue par hasard, alors que nous étions réunis chez moi pour une soirée entre amis. Sam Ath s'est mis à chanter et Sumaly jouait de l'un de ses instruments. Nous avons eu envie de matérialiser et préserver cet instant et de le faire partager aux autres", se souvient Ly Daravuth, un des fondateurs de la société Reyum production et professeur à l'Université des Beaux-arts. "Le talent de ces personnes n'est quasiment jamais exploité, ce qui est fort dommage, poursuit-il. Après des gens comme Sumaly et Sam Ath, qui ont connu un long apprentissage, je ne sais pas s'il restera encore des musiciens de cette fibre-là, pratiquant leur art avec cette passion. L'enregistrement est certes un acte de conservation mais nous voulons aussi que sa diffusion suscite un regain d'intérêt pour ce type de musique et donne, pourquoi pas, l'envie à des enfants d'apprendre ces instruments".

 

En effet, à l'heure où un synthétiseur peut reproduire quasiment n'importe quel son, l'étude du Kloy, du Pey or, du Pey pok ou de ces cornes appelées Sneng n'est pas en vogue. Les orchestres desdancings, principaux débouchés pour les musiciens et chanteurs, ne veulent pas s'encombrer de ces instruments traditionnels.

Ce dédain paraît d'autant plus injuste que la pratique de ces instruments demande énormément de sacrifices. Ainsi, Sous Sumaly, la seule femme à exercer cet art à ce niveau, ne s'est jamais mariée, "car. pour préserver mon souffle et la force de mon ventre, je ne dois pas avoir d'enfants". Alors qu'aujourd'hui les jeunes filles qui entrent à l'école de musique rechignent devant tant d'exigence, Sumaly s'avoue très heureuse d'avoir pu enregistrer. "Maintenant, je sais que je laisserai quelque chose derrière moi, que mon sacrifice n'aura pas été vain. Et si cela peut donner le goût à des enfants de se mettre à apprendre ces instruments, alors, nous aurons gagné notre pari", confie-t-elle en ouvrant sa mallette qui contient ses Kloy et ses Pey or. Depuis 1982 que Sumaly joue, elle n'avait jamais enregistré une seule de ses notes en solo. Pourtant, de nos jours, peu sont capables d'arracher, comme elle, une mélodie à une simple feuille d'arbre placée entre ses lèvres.

Ly Daravuth lui a demandé déjouer des airs populaires en utilisant chaque fois un instrument différent. L'enregistrement a été réalisé dans son appartement, en son direct, sans mixage ni arrangement. "Sans grands moyens, nous sommes parvenus à un résultat satisfaisant et professionnel", se réjouit-il, considérant que "d'une manière générale, il est important de faire les choses sur place, au Cambodge, et ne pas toujours aller chercher ailleurs."

Les artistes n'ont pas manqué de marquer leur étonnement devant certainschoix artistiques de Daravuth. "Ils ne comprenaient pas pourquoi je voulais enregistrer sans, par exemple, rajouter de l'écho, ce qui semble être une marque de fabrique dans la musique cambodgienne contemporaine. Puis ils ont écouté et écouté encore et ils m'ont dit que cela respirait 'l'air de la campagne'. Ils pensaient que cela ne marcherait pas mais ils étaient tout de même très enthousiastes à l'idée de proposer autre chose".

Au bout du compte, les deux CD sont radicalement différents des productions habituelles. "C'est un choix. Ces chansons ou mélodies sont souvent interprétées dans les campagnes et nous avons voulu retrouver ce côté naturel, donner cette impression de terroir. Dans leur dénuement, les chansons se révèlent très touchantes, avec cette voix très proche de l'auditeur. En général, tout ce qui fait le charme d'une voix est éliminé au mixage", explique Ly Daravuth qui porte la dernière touche aux livrets khmer-an-glais et khmer-français qui accompagneront les CD. Ces textes permettent de découvrir, photos à l'appui, à quoi ressemblent ces instruments aux sons étranges et de se familiariser avec les chansons et mélodies.

Réalisés sur des fonds propres, ces CD sont distribués localement et en infime quantité. Mais, Ly Daravuth estime qu'à terme, des copies sur cassettes vont circuler, permettant de toucher un public plus large. "Bien entendu, nous souhaitons que notre production soit accessible au plus grand nombre. Nous voulons aussi poursuivre cette œuvre et exploiter le potentiel d'autres instruments. Pour cela, il faudrait que nous devenions autonomes et nous sommes loin de l'être."

Afin de réunir des fonds et de promouvoir le disque, la petite équipe prépare en ce moment un spectacle de sbek touy, les petit cuirs. Chhom Sam Ath, également un maître dans l'art du théâtre d'ombres, animera avec d'autres musiciens les marionnettes de cuir. Une tournée devrait suivre, financée grâce aux gains du premier spectacle qui aura lieu prochainement à Phnom Penh et des bénéfices des ventes du disque.

Assis à l'ombre d'un manguier, Chhorn Sam Ath taille des flûtes dans des roseaux. Devant lui s'étalent les personnages de cuir du spectacle. Comme Sumaly, Sam Ath vit difficilement de ses talents. Il se produit parfois lors de mariages. Pour plaire au public, il s'est mis à la musique moderne et a même appris à jouer de la mandoline. Mais, comme il le dit lui même, "tout cela ne compte pas. C'est juste pour gagner ma vie".
 

Le producteur et les deux artistes en plein travail
 

Pour Ly Daravuth, la situation de Sam Ath est exemplaire : pour gagner leur vie, les artistes sont contraints de mettre en veilleuse certains de leurs talents les plus précieux. "Le système se présente de telle manière que les artistes, appartenant au Conservatoire des Arts et Spectacles, sont des fonctionnaires qui pointent au bureau chaque matin. Ils sont quelquefois embauchés pour une tournée par ci, par là. Après, c'est terminé. Dans un tel fonctionnement, l'énergie créatrice a tendance à s'embourber", analyse-t-il.

Pour ce dernier, tout en tenant compte du contexte particulier du Cambodge, il est nécessaire de restructurer ce secteur. "Le marché est certes petit mais il existe et ne demande qu'à être dynamisé", s'enflamme le jeune homme. Point de départ de cette démarche : les artistes, qui doivent être valorisés et se sentir responsables et concernés par ce qu'ils produisent. La production des CD représente un véritable cas d'école. "Lorsque les artistes ont vu que nous pouvions sortir un CD, ils se sont aperçus qu'ils pourraient essayer de vivre de leur art tout en faisant la promotion de leur culture", constate Ly Daravuth, pour qui le rôle des institutions est de "créer des structures telles que des théâtres, des salles d'expositions, des lieux de culture et de rencon-tre, etc., et de procurer des moyens afin que les artistes eux-mêmes initient leurs projets". En clair, "l'Etat ne doit pas organiser mais initier. Cela peut se faire non pas en mettant en œuvre de grosses campagnes mais en renforçant seulement ce qui existe".

L'édition de ces deux CD prouve aux yeux de ses promoteurs que des initiatives peuvent être lancées avec un minimum de moyens. Dans une visée à plus long terme, le spectacle du théâtre d'ombres en renforce la portée.

Au cœur de cette dynamique, Chhorn Sam Ath et Sous Sumaly, tout en contribuant à faire connaître leur culture à travers leurs talents, souhaitent qu'elle permette la réalisation de leur vœu le plus cher : vivre de leur passion.