Cambodge Soir, Mercredi 14 Mars 2001
Les outils du quotidien mis à mal par
la modernité
François Gerles
La fabrication des tubes de bambou, réceptacles
du jus de palme, suit un cahier des charges rigoureux. Ainsi, par exemple,
l'artisan n'acceptera-t-il pas n'importe quel bois pour le fumer. C'est
d'ailleurs àcette étape cruciale que sejouc le sort du
futur nectar, un peu à l'image des vins vieillis en fûts
de chêne. Les saveurs et arômes de l'alcool se développent
au contact du bambou ainsi façonné. Mais voilà,
aujourd'hui, la simplicité a tendance à faire force de
loi. Une ancienne bouteille de soda, un bidon d'huile alimentaire ou
même de voiture, un morceau de gouttière en PVC... tout
est bon pour stocker le sucre du palmier.
"Plus que l'objet lui-même, ce sont les
gestes et les habitudes qu'il génère, véritables
fondements d'une civilisation, qui ont motivé notre démarche...
Il s'agit de l'héritage du quotidien." Assis dans le hall
presque vide, où les pièces et photographies attendent
encore de trouver leur place, Ly Daravuth, co-directeur de la galerie
Reyum, est songeur. A deux jours du vernissage de sa nouvelle exposition
"Outils et pratiques", il était encore plongé
dans le doute.
"Comment parler du passage à la modernité
sans porter de jugement? Que doit-on faire de ces objets? Quel statut
leur accorder? Leur disparition est-elle inéluctable?" Plus
qu'une présentation de pièces, l'exposition s'articule
comme un ensemble de questions. Des questions aux-quelles le cheminement
le long des murs mais surtout au fil des pages de l'épais catalogue
doit aboutir. "C'est en procédant de manière didactique
qu'on met à jour les problèmes...
"L'idée a germé il y a un peu plus
d'un an et demi avec des étudiants en archéologie de l'Université
royale des Beaux-arts. Le professeur Daravuth a alors lancé le
mouvement, envoyant ses élèves sillonner les provinces
à la recherche de pratiques qui leur sembleraient dignes d'intérêt.
Appareils photos, carnets de note et enregistreur, ils ont ainsi constitué
ce début d'inventaire. De ce travail, soixante-dix pièces
ont été retenues pour l'exposition, parmi lesquelles trois
ont fait l'objet d'un gros plan. Tubes de bambous pour le jus de palme,
emballage traditionnel des mets et flotteurs de pêche, leurs techniques
de fabrication et leurs répercussions sociales, sont ainsi disséqués.
"En même temps, nous ne prétendons
pas à l'exhaustivité", pondère-t-il. Comment,
en outre, exposer ces objets sans leur ôter la vie? "On refuse
de les 'fétichiser'. Ces outils sont beaux parce qu'ils vivent.
parce qu'ils s'inscrivent dans une fonction utilitaire pensée
par un peuple doté d'une culture, d'une sensibilité et
d'une intelligence. En glorifiant l'objet, on le tue", assène
Ly Daravuth.
Les regards - inquisiteurs? - se tournent alors vers
le marché russe et son cortège de boutiques d'antiquites.
Au risque de se mettre à dos le noyau dur de son public, l'exposition
entend sensibiliser les étrangers, tout autant que les jeunes
générations khmères, sur les menaces qui pèsent
sur cette frange du patrimoine. "Le travail de connaissance de
l'objet n'a pas été réalisé et, du coup,
l'objet dont l'essence était utilitaire se transforme en objet
d'art." Les maisons dans les campagnes se vident à mesure
que la demande citadine gonfle. Le phénomène n'inspirerait
pas autant d'inquiétude si les savoir-faire ancestraux, trouvant
des héritiers, continuaient d'alimenter le marché. Mais
c'est comme si la brutale entrée dans la modernité avait
tari la chaîne de production. "Il n'est pas possible d'interdire
- et il ne faut peut-être pas le faire - la vente de ces objets.
Mais il faut au moins se poser la question et, en tous cas, en consigner
la mémoire s'ils venaient à disparaître", implore
Daravuth, préconisant le développement d'un artisanat
de substitution davantage adapté à la demande touristique.
Mais, au bout du compte, le pouvoir d'inverser la donne
semble résider entre les mains des pouvoirs publics. Seuls eux
pourraient légiférer ou mettre en place des programmes
visant à maintenir en vie ce pan de la civilisation khmère.
"Mais on a souvent une conception trop étriquée du
'patrimoine', qui se résume aux dits arts officiels : danse,
mu-sique. .." Mais le professeur d'histoire de l'art a encore une
fois conscience du paradoxe : si on élevait cet "art populaire"
en "art officiel", on proscrirait parallèlement l'utilisation
de ces outils. Ils finiraient so us cloche et seraient voués,
là aussi, à la mort...
Vernissage ce soir à partir de 16 heures à
la galerie Reyum, rue 178. L'exposition courra jusqu'en mai.
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