Cambodge Soir, 25 Août 2004

Le rituel du rappel des âmes, seul remède pour les prolungs égarés

SoS

"Depuis des temps immémoriaux, une vieille tradition est mise en pratique : lorsqu'une personne est gravement malade, au point de perdre conscience, il est entendu que ses prolungs ne sont plus dans son corps. On célèbre alors traditionnellement un rite pour appeler ses pro-lungsà venir à nouveau résider dans le corps. [...] Lorsqu'arrive le moment d'appeler les prolungs, une personne doit tenir une assiette de bayprolung, une autre de bananes et une troisième une canne à sucre. Celle qui tient la canne à sucre appellera les prolungs."
(Le Traité du rappel des âmes)

 

Les habitants du village en procession symbolique dans la forêt pour y chercher
les prolungs égarés.
 

Une ancienne croyance animiste khmère veut que chaque individu soit habité par 19 prolungs -19 âmes ou souffles vitaux -qui, lorsqu'ils sont au complet, garantissent son intégrité physique et psychique. Extrêmement volatiles, voire instables, ces prolungs sont si prompts à quitter leur corps d'accueil que le moindre choc, émotionnel ou physique, un mauvais sort ou l'intervention d'un esprit trompeur suffit à les faire s'évanouir dans la nature. Aussitôt abandonné par une poignée de ses "petites âmes", l'individu tombe dans un état d'asthénie inexplicable, une extrême fatigue difficile à diagnostiquer et contre laquelle les remèdes traditionnels se révèlent vains. Les pro/ungssont reliés par une harmonie si fragile que la disparition d'un seul suffit à rompre l'équilibre d'une personne. Lorsque les 19 prolungs viennent à disparaître, il devient inutile de lutter pour la vie.

Pendant des siècles, lacérémonie du "rappel des âmes", qui vise à faire revenir les prolungs vagabonds dans le corps du malade, a fait partie de l'arsenal médical des Cambodgiens. Aujourd'hui tombée en désuétude sous sa forme purement thérapeutique, elle survit essentiellement dans les rites de passage comme la naissance, la retraite de l'ombre ou lamort.Maisl'enracinementprofond des prolungs dans la croyance populaire, et la place qu'ils tiennent encore aujourd'hui dans l'imaginaire collectif, est mesurable au nombre de leurs survivances dans les expressions populaires : Tes pro/ungssonttombés",dit-ondequelqu'unqui vient d'être effrayé par quelque chose; "Elle a tous ses prolungs", diagnostique-t-on d'une petite fille bien en chair (la remarque peut devenir vexante une fois passée l'enfance); "Mon petit prolung", susurre-ton dans l'intimité du lit conjugal.

 
"Nous vous aimons, nous partageons tous le même sentiment de bonheur amical à votre égard.

Ô chers prolungs, veuillez revenir en toute intégralité comme d'habitude. [...]

Revenez au lieu de vous en aller là-bas dans les forêts, veuillez vivre avec votre famille. [...]

Ô mes chers, il y a des tigres, des rhinocéros énormes et très féroces; il y a aussi des éléphants et des lions rajasih, des tigres royaux et des panthères.
Des éléphants vigoureux poussent des cris assourdissants qui remplissent l'espace; l'huile coule [de leurs tempes] d'une façon si redoutable que vous ne pouvez les approcher. [...]

Les animaux habités par des khmocs vous cajolent, prolungs. Dans les forêts silencieuses il n'y a que des animaux nuisibles. [...]

Ne vagabondez pas."

(Extrait du texte du rappel des âmes)

"La croyance aux prolungs est à la base de l'animisme. Il s'agit au sens propre de quelque chose qui anime le corps et qui n'a rien à voir avec la distinction [judéo-chrétienne] entre le corps et l'âme. La notion d'intégrité y est centrale", explique Ashley Thompson, qui a monté avecAng Choulean une exposition consacrée au "Rappel des âmes" à la galerie Reyum à partir d'aujourd'hui (1)'". Rite profondément hétérodoxe, puisqu'il invoque à la fois les dieux bouddhistes, brahmaniques et les esprits, la croyance aux prolungs est un pilier essentiel de l'ordre social. Le rappel des âmes vise ainsi tout autant à faire recouvrer son intégrité physique à un individu qu'à le réintégrer dans la collectivité. Comme l'explique AngChoulean, "les prolungs sont l'affaire de tous. Tout le village est concerné par leur disparition car les 19 âmes constituent la personne au même titre que chaque individu constitue la collectivité. Le rétablissement de la santé correspond au rétablissement de l'ordre villageois".

Lorsqu'un membre de la collectivité perd quelques prolungs, tout le village se mobilise au cours d'une cérémonie afin que les "souffles vitaux" réintègrent leur corps d'origine. Un long poème, psalmodié parfois pendant trois jours au chevet du malade, appelle les âmes à quitter la forêt où elles errent pour rentrer au village (encadré). Cet appel n'est pas seulement verbal, mais comporte une mise en scène de la quête des prolungs égarés. Le récitant, muni d'une grande cuillère, brasse ainsi l'air afin de les recueillir dans une marmite neuve. Une procession estparfois organisée afind'allerpêcher, à l'aide d'une nasse miniature tressée à cet effet, les prolungs perdus dans la forêt. Symboliquement, quelques feuilles et petites araignées ramassées sur le sol seront jetées sur le corps du malade auquel on aura préalablement lié les poignets à l'aide d'un bracelet de coton écru afin de faciliter le "rassemblement' des prolungs. Bien plus qu'un simple folklore villageois, le rituel du rappel des âmes repose sur le pouvoir du langage et s'articule autour d'un texte profondément poétique auquel Ashley Thompson a consacré une étude qui sera disponible d'ici un mois. "Le texte du rappel des âmes a une fonction logothérapeutique [thérapie par la parole]. C'est une langue qui adoucit, qui soulage et réconforte. Peut-être est-ce d'ailleurs là le rôle de la poésie en général", explique la chercheuse qui fait part de son admiration pour la beauté de ce texte : "La première partie versifiée est une invocation des divinités suivie du rappel des prolungs à proprement parler. Il y a une véritable tendresse qui s'exprime à leur égard, le texte s'adresse à eux comme a de véritables personnes, des membres du village".

Le rite du rappel des âmes incarne l'opposition fondamentale entre l'humain et le non humain, le village (srok) et la forêt (prey), la nature domestiquée et la nature sauvage, peuplée d'esprits et d'animaux trompeurs. Le texte dresse ainsi l'in-ventaire des dangers qui guettent les prolungsdans cet environnement hostile à travers un bestiaire aussi inquiétant que poétique. La seconde partie, en prose, correspond selon Ashley Thompson à la partie "tantrique" du texte. Elle repose sur l'incantation, la répétition magique de l'invitation à rentrer au village, et se termine de façon saccadée, violente, par un ordre impératif et angoissé.

(1) Exposition "Le rappel des âmes", jusqu'à fin novembre à la galerie Reyum, 47. rue 178. L'exposition sera précédée d'une conférence en khmer aujourd'hui à 16h et en anglais demain à 17h30. L'ouvrage de Ang Choulean sur l'exposition est disponible à la galerie. L'étude du Traité par Ashley Thompson sera en vente d'ici un mois. Le premier volet de l'exposition est consacré à l'analyse de la notion de prolungs a travers les rites et objets qui y sont associés. Le second volet est dédié à l'étude du texte, dont des extraits du poème, en khmer, en anglais et en français, sont affichés. L'une des versions du texte, la plus longue, datée du XVI11" siècle, sera psalmodiée dans une des salles de la galerie.